Le vieux Tzigane
Tzigane, vas-y, c'est assez tangué!
Ton salaire est bu, il n'est pas gagné.
Eau claire et pain noir doublent nos soucis,
Verse au verre morne un vin pour chanter.
C'est bien ça la vie en ce monde-ci,
Tantôt l'on y gèle et tantôt l'on cuit.
Joue, profites-en, plus vite, plus fort!
Demain ton archet sera du bois mort.
Au cœur le chagrin, au verre l'ivresse...
Tzigane vas-y, meure la tristesse!
Comme le torrent que ton sang écume,
Que ton cerveau cogne au mur de ton front,
Qu'au fond de tes yeux brille une comète,
Tempête de corde à coups d'archet prompt.
Voilà que ton champ frappe en grêle sombre,
L'humaine moisson n'a que son poids d'ombre.
Joue, profites-en, plus vite, plus fort!
Demain ton archet sera du bois mort.
Au cœur le chagrin, au verre l'ivresse...
Tzigane vas-y, meure la tristesse!
Que ton chant s'accorde aux voix de l'orage,
A ses pleurs, sa plainte et ses plus hauts cris.
Il dessouche l'arbre, il fend le navire,
Tue bêtes et gens, étrangle la vie.
La guerre en ce monde erre déchaînée,
Le tombeau du Christ frémit en Judée.
Joue, profites-en, plus vite, plus fort!
Demain ton archet sera du bois mort.
Au cœur le chagrin, au verre l'ivresse...
Tzigane vas-y, meure la tristesse!
Qui a murmuré, qui a soupiré?
Quel est cet effroi, cette chevauchée,
Quel moulin d'enfer moud de tels sanglots,
Quelles folles mains dans le ciel cachées
Martèlent sa voûte? Un archange noir,
Une armée vaincue en quête d'espoir?
Joue, profites-en, plus vite, plus fort!
Demain ton archet sera du bois mort.
Au cœur le chagrin, au verre l'ivresse...
Tzigane vas-y, meure la tristesse!
Le monde désert n'est plus que l'écho
Des rauques fureurs de l'homme insoumis.
Le sifflement sec des coups fratricides;
Premiers orphelins, qu'ils vont loin, vos cris!
Entends frissonner le vol du rapace:
Prométhée offert à son bec vorace!
Joue, profites-en, plus vite, plus fort!
Demain ton archet sera du bois mort.
Au cœur le chagrin, au verre l'ivresse...
Tzigane vas-y, meure la tristesse!
Qu'elle tourne donc en ses eaux funèbres
Cette morne terre, étoile de peu.
De tant de forfaits, de fausses richesses
Que la purifie un torrent de feu.
Et que vienne alors l'arche de Noë
Pour que naisse un monde enfin rédimé!
Joue, profites-en, plus vite, plus fort!
Demain ton archet sera du bois mort.
Au cœur le chagrin, au verre l'ivresse...
Tzigane vas-y, meure la tristesse!
Vas-y! Mais non, laisse en repos tes cordes!
Le monde aura des jours de fête encor,
Quand la fatigue aura pris la tempête
Et les combats mis fin aux désaccords.
Venue la paix, lors tu joueras joyeux
Pour enchanter de musique les dieux.
En ce jour-là, tu prendras ton archet,
Ton sombre front sera clair de reflets.
Le cœur empli du vin de l'allégresse
Tu chanteras la mort de la tristesse
Vörösmarty Mihály, 1854
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